S’il y a bien quelque chose qui fait l’unanimité dans ce métier, c’est la méthode, un socle qui a façonné la technique de chacun. Dans chacune des formules, souffle le procédé de création que les pères ont appris à leurs élèves. Jean Carles, fondateur de l’école de parfumerie Roure à Grasse, est passé par là ; organisant les matières premières en trois catégories : les « produits de base », très tenaces et peu volatils, les « modificateurs des produits de base » utiles « modifier le mauvais départ des produits de base* » les « produits de tête », très volatils. « La méthode consiste à sentir les matières par contraste d’odeurs, par familles olfactives et à travailler les accords en intégrant alternativement une matière pour voir ce qu’elle apporte », explique Maurice Rémond, Maître Parfumeur Senior Parfex, formé à cette école. « C’est une méthode que l’on utilise toujours pour initier nos nouvelles recrues » précise Cynthia Capron, Responsable Marketing de la même société. Effectivement, « le métier de parfumeur est un métier artistique, intangible, mais il y a des règles, on se base sur du concret » confirme Emilie Bouge, parfumeur chez Charabot. Sentir régulièrement, était un principe clé pour Jean Carles. Emilie le respecte et n’hésite pas réviser régulièrement ses familles, « car on sent différemment à 40 ans qu’à 20 ans, avec le temps le nez s’affine, une matière se pare de différentes couleurs. »
Réinventer les bases : Si les bases de société de composition sont moins utilisées par souci de transparence, certains parfumeurs aiment composer leurs bases personnelles et imprègnent ainsi leur création de leur style. « Mes bases sont des parfums en soit, elles pourraient être proposées tels quels à la parfumerie de niche, ou réinjectées en accroche dans une parfumerie moins élitiste». explique Antoine Lie, Senior Parfumeur Takasago. dont la maitrise d’accords techniquement éprouvés permet d’expérimenter de nouvelles formes olfactives.
Sélectionner sa palette. Ou est-ce tout simplement la sélection très ciblée de matières premières fétiches qui fait la signature ? « le choix des matières, comme un choix de couleur impacte nos créations » confirme Emilie Bouge. Comment ne pas penser à la palette réduite de Jean-Claude Ellena qui signe toutes ses créations comme un sceau reconnaissable ? Le parfumeur revient parfois vers ses matières fétiches : « la rose, le patchouli, la vanille » pour Florie Tanquerel, parfumeur chez Cosmo Fragrance qui décrit son style plutôt sensuel. Cela peut passer par le traitement du naturel, un concept cher à Bertrand Duchaufour, parfumeur chez Technicoflor. Des proportions de naturelles « anormalement élevées » lui permettent de placer une matière magnifiée au cœur de la création. Emouvoir, provoquer… pour Bertrand Duchaufour, c’est l’intention qui forge le style, et « plus l’intention est forte, meilleur est le parfumeur ».
Aller à l’essentiel. Formules courtes et styles épurés sont de mise. On apprend aux parfumeurs à ne pas mettre de matières premières pour compléter les formules. Karine Vinchon, parfumeur chez Robertet a appris avec Michel Almairac à se rendre compte de l’importance de chaque matière « enlever une une matière en trop est plus difficile que de camoufler un défaut en en rajoutant». C’est ce qui fait l’art de son mentor, « il détecte la moindre trace, et sait utiliser des matières riches sans les noyer». Antoine Lie, Parfumeur impose son caractère en « Evitant les matières qui diluent le propos comme l’hedione, l’iso E Super, la galaxolide », une façon efficace de signer un parfum. « Jongler avec les oppositions, faire s’entrochoquer deux matières » propose Véronique Nyberg, Vice-President, directeur de la création parfumerie fine chez MANE. « C’est cette façon de jouer avec les forces qui a permis à Invictus de Paco Rabanne d’avoir cette signature et cette puissance si particulière».
Les sources d’inspiration
Art, voyage, musique… les sources d’inspiration sont multiples pour les parfumeurs, dont certains cumulent différentes formes d’expression artistique.
Karine Vinchon s’amuse à correspondre peinture et parfum : « si je suis dans une période de couleurs vives, cela peut donner naissance à des notes plus explosives. » Antoine Lie associe visuellement son travail à des gros plans : « un détail exacerbé de la nature, une texture », Cubisme, fauvisme… C’est par touches qu’il travaille son style, choisissant des matières assez brutes comme point de départ. Bertrand Duchaufour s’est exprimé à travers la peinture pendant plus de vingt ans, s’intéressant aux artistes comme Francis Bacon, animés de cette fameuse intention forte. Il trouve également l’inspiration dans la musique, « qui transporte dans un état d’émotion propice à la création » ou le voyage qui donne une expérience directe des odeurs à interpréter. « Durant les voyages pour l’Artisan Parfumeur j’essayais de mémoriser les impressions, parfois, je prenais des notes sur des tickets de métro, ou sur mon téléphone pour ne pas oublier l’émotion d’une odeur. ». Alexandra Monet passe régulièrement un mois à New York pour son travail : « c’est très enrichissant de voir la réaction de clients d’un autre pays, et expérimenter des concepts comme Victoria Secret et BBW, au confluent de la parfumerie fine et du personal care ».
« Certes, la parfumerie n’est plus la même », convient Maurice Rémond, « les formules sont plus courtes, on utilise moins de bases car nous avons de nouvelles contraintes de traçabilité, de législation et de gestion de stocks. ». Tests, stress, compétition et réglementation font partie du quotidien de parfumeur qui peut le prendre comme un challenge : « Dites moi comment un peintre peut faire un ciel sans bleu, ou avec seulement 0,2% de bleu dans sa palette. » répond Jorge Lee.
Cependant une composante semble faire débat : le temps. L’accélération des lancements rend plus complexe la façon de formuler et d’évaluer ses créations. « Un parfum se porte, se suit, il faut pouvoir l’évaluer en fond », explique Karine Vinchon. « Le temps permet de laisser la place à la création, d’apprivoiser le vide, c’est ce vide que l’on remplit ensemble » confirme Céline Ellena, Compositeur de parfums pour Nezen. Pour gérer cette accélération, les sociétés de composition s’organisent et partagent le travail : co-signature de parfumeurs, implication de tous les services : « Le travail de composition est un flux. Il n’est presque jamais un moment fixe dans le temps. C’est un échange entre le parfumeur et toutes les équipes techniques, marketing, les clients et l’environnement avec lequel il est en interaction. » explique Jorge Lee. Ce partage des risques pose naturellement la question de l’objectif final. « Les ressources sont-elles multipliées pour gagner le projet, ou pour faire une création qui marquera à long terme ? » s’interroge parfois Antoine Lie. Une responsabilité qui semble moins diluée sur le marché du Moyen Orient. Il n’existe pas de service évaluation chez Gulcicek, le rapport entre le parfumeur et la marque est plus direct. « Le parfum est l’élément central du produit, ils ont un profond respect de la création et prennent davantage le temps de sentir » confirme Emilie Bouge qui travaille sur ce marché depuis longtemps. Réminiscence d’une parfumerie où le pouvoir était donné au créateur qui a le savoir faire. « le rôle du parfumeur est certes d’écouter le client, mais il doit aussi ouvrir des perspectives, aller un pas plus loin dans sa réflexion et cela n’est possible que si on lui fait confiance » explique Emilie Bouge.
L’avènement de nouvelles technologies
Immédiateté, informations pertinentes… les logiciels de formulation rivalisent de précision pour amener la connaissance technique des matières au parfumeur : coloration, stabilité, intensité, prix, réglementation par pays etc… Générer une formule devient possible de n’importe quel lieu connecté. Autre révolution, l’introduction des « big datas. » qui jouent désormais un rôle clé dans l’expérience du parfumeur . « Chaque fois qu’une formule de parfum est testée, elle génère de la data » explique Guillaume Bourdon, Cofondateur et directeur associé de Quinten, qui opère dans de nombreuses sociétés de composition et marques. « Les résultats des tests consommateurs sont rapprochés des formules afin d’en extraire des corrélations entre perception hédonique et ingrédients, ou combinaisons d’ingrédients ainsi que des plages de valeur ». Le big data permet ainsi de capitaliser les expériences passées, et de créer une mémoire collective entre parfumeurs d’une même maison. Les données sont cryptées pour une totale confidentialité et traitées sur un historique de deux ans pour éviter les effets de mode.
Chez Takasago et Symrise, de nouveaux outils de neurosciences pointent le nez : les CNV technologies, (Variation Contingente Négative) comme l’electroencephalographie qui mesure les effets relaxants ou stimulants d’une création. De quoi inspirer les parfumeurs et aborder le métier avec une approche scientifique.
« Composer, ce n’est pas seulement mélanger, c’est d’abord penser forme, et c’est aussi nécessairement si on prétend créer, penser forme nouvelle. »** écrivait Edmond Roudnistka avec un certain sens critique sur l’emploi d’une méthode. Quel regard porterait-il sur ces nouveaux outils informatiques, ou scientifiques ? Qu’ils offrent connaissance, analyse ou gain de temps, ils ancrent la création dans la modernité. Reste à définir la place de l’inattendu et du risque… Pourrons-nous un jour mettre en algorithme les paramètres importants que sont le temps, la confiance et l’émotion ? Bienvenue dans l’ère de la création 3.0.
* « Sur une méthode de création en parfumerie », Jean Carles, 1961.
** « Le Parfum », éditions Que sais-je.